As-tu déjà eu envie d’en découvrir davantage sur la philosophie, sans savoir par où ni par quoi commencer? Ana Abril et Armelle Martinez, alumnae et bénévoles des Olympiades de Philosophie, partagent avec toi, dans cet article en deux parties, leurs réflexions sur comment devenir soi-même un philosophe. Dans cette première partie, Armelle t'invite à un court voyage à travers l’histoire de la philosophie.
The Death of Socrates, Jacques-Louis David, via Wikimedia Commons.
As-tu déjà entendu parler de Socrate ? Avant d’être introduite à ses idées en classe, je n’avais, moi non plus, aucune idée de qui il pouvait être, ni de ce qu’il avait pu apporter à notre société. J’avais vaguement aperçu, dans un magazine d’art, le tableau La Mort de Socrate, mais au-delà de cette brève apparition, nous n’avions jamais réellement fait connaissance. Pourtant, j’ai toujours été frappée par la fréquence à laquelle certains universitaires de mon entourage le citaient — lui, ainsi que d’autres noms illustres mais obscurs pour toute oreille non avertie. Je faisais semblant, comme beaucoup d’entre nous au quotidien, de comprendre leurs références, la peur de paraître ignorante surpassant tout véritable désir de compréhension.
Pourtant, cette honte, nous l’avons tous ressentie au moins une fois en nous — et cela depuis des siècles. En effet, celui qu’on nomme le fondateur de la philosophie, Socrate en personne, a donné sa plus précieuse leçon en déclarant : « Je sais que je ne sais rien. » Ce que Socrate nous enseigne là n’est pas une nouveauté, mais un rappel essentiel : la plupart de nos certitudes reposent sur une illusion de compréhension. Le plus souvent, nous faisons simplement semblant de comprendre.
Quel soulagement, me diriez-vous — et je l’entends. Pourtant, le désir de ne plus rester ignorante à ce sujet m’habite depuis assez longtemps pour qu’il me vienne l’envie de partager, même de manière superficielle, une petite histoire de la philosophie. Alors, sans plus tarder, partons sur les traces de penseurs qui ont façonné notre manière de percevoir le monde…
A propos de l'auteur : Armelle Martinez a participé à la finale des Olympiades de philosophie en 2024 et est depuis active en tant que bénévole. Elle vient de Nyon et étudie aujourd'hui la médecine à Zurich.
Notre première étape consistera à définir notre angle de recherche, donner un fil conducteur à la fresque que nous allons peindre sur la philosophie. Puisque nous sommes nous-même en quête de compréhension, je propose d’analyser les perspectives des philosophes à propos du savoir et de la manière de l’acquérir.
Pour beaucoup, la philosophie commence en somme avec la mort de Socrate en 399 av. JC. Platon, son disciple, fut un écrivain prolifique qui utilisa son maître comme figure centrale de ses ouvrages pour transmettre ses propres idées philosophiques. Socrate lui-même n’écrivit jamais rien, mais grâce aux écrits de Platon, nous avons tout de même à notre disposition une bonne compréhension de sa méthode d’enseignement. Au début d’une discussion avec un disciple ou un habitant d’Athènes, Socrate adoptait à chaque fois le rôle de l’élève et demandait à ses interlocuteurs d’expliquer quelque chose qu’ils pensaient comprendre. Ensuite, en suivant un questionnement logique, il guidait la conversation vers l’essence — la véritable définition — du sujet choisi. Mais ses interlocuteurs se retrouvaient irrémédiablement pris au dépourvu, incapables d’expliquer clairement leur raisonnement. Ce phénomène devrait te sembler familier : nous croyons savoir des myriades de faits sur ce qui nous entoure, alors qu’en réalité nous acceptons simplement le monde tel qu’il est, sans le questionner. En d’autres termes, le dialogue socratique menait invariablement à une quête plus profonde de sens, par exemple : qu’est-ce que la justice ? Que voulons-nous vraiment dire par connaissance ? Socrate et Platon pensaient qu’il est impossible de parler véritablement d’un concept sans en comprendre d’abord l’Idée. Ce principe est connu en philosophie sous le nom de la Théorie des Idées. Pour acquérir un savoir authentique et éviter de tomber dans une illusoire compréhension, il faut d’abord définir le concept discuté — ce n’est qu’ensuite que l’on peut en explorer ses implications de manière significative. Cette méthode de progression des définitions vers les exemples s’appelle le raisonnement inductif. De nombreux adversaires de Socrate et de Platon soutenaient qu’il était au contraire illusoire de prétendre trouver la véritable Idée d’une notion, argumentant ainsi que la quête était inutile. Socrate, cependant, affirmait le contraire : le chemin vers la connaissance est le seul qui puisse nous faire sortir des ténèbres de l’illusion pour nous conduire vers la lumière et le vrai bonheur.
Aristote, lui, s’oppose totalement à cette approche et emprunte le chemin de pensée opposé: il part de ses observations de la nature et de la société pour essayer de découvrir les principes généraux qui les sous-tendent. Ce raisonnement déductif peut être vu comme l’origine de la pensée scientifique, et, par extension, on pourrait considérer Aristote comme l’un des premiers scientifiques. Contrairement à Platon, qui voyait nos sens comme un obstacle à la connaissance véritable, Aristote les considérait comme le point de départ indispensable à tout désir de compréhension.
Faisons maintenant un grand saut dans le temps jusqu’en France au XVIIᵉ siècle. Descartes, philosophe, scientifique et mathématicien français, y énonça une phrase simple — trois mots seulement — qui fut tout autant discutée et analysée que Carpe diem dans « Le Cercle des poètes disparus » : Cogito ergo sum — Je pense, donc je suis. Cette affirmation nous semble peut-être évidente aujourd’hui, voire triviale, mais le chemin pour y parvenir fut loin d’être simple. Descartes entreprit un processus de doute radical, remettant en question délibérément tout ce qu’il croyait savoir, écartant toute hypothèse dans l’espoir de se retrouver finalement nez à nez avec le fondement, le noyau même de l’absolue certitude. Il fonctionna ainsi:
Pouvait-il se fier à ses sens ? Non — ils l’avaient déjà trompé (ici encore, nous pouvons observer un point de désaccord avec Aristote. Qui des deux avait raison, tort? — le débat reste ouvert…).
Pouvait-il faire confiance à l’existence même du monde qui l’entourait ? Même cela pouvait être une illusion.
Mais il y avait une chose qu’il ne pouvait pas remettre en doute : l’acte même de penser. Même s’il doutait de tout le reste, le fait de penser prouvait son existence. Cette prise de conscience devint, pour Descartes, le fondement inébranlable sur lequel toute connaissance devait être construite.
Armelle (à gauche) discute avec les participants aux Olympiades de la philosophie.
David Hume, un des plus influents empiristes, posa la question du savoir d'une autre manière. Il s’intéressa moins à son fondement qu’à la manière de l'acquérir. Contrairement aux rationalistes comme Descartes, Hume croyait fermement que toute connaissance provient de l’expérience — ce que nous percevons à travers nos sens. Pour lui, l’esprit humain à la naissance est une tabula rasa, une page blanche qui, à travers la vie d’un individu, se complète progressivement d’inscriptions avec nos sentiments, souvenirs et associations. Selon Hume, même les idées les plus complexes peuvent être désarticulées en de simples impressions sensorielles dont nous avons imprégnées notre feuille de papier. À travers notre vie, nous sommes sans cesse exposés au monde. Nous reconnaissons des motifs autour de nous ce qui créent des attentes, celles-ci menant à des habitudes et un sentiment de sécurité que nous interprétons comme le savoir. Mais Hume nous avertit : ce n’est pas parce que nous associons systématiquement deux événements qu’ils sont nécessairement liés. Ce scepticisme le conduit à remettre en question des concepts-clés comme la causalité, que nous tenons souvent pour acquis. Pouvons-nous être sûr qu’un événement est la cause d’un autre — ou nous y attendons-nous simplement parce que cela a toujours été ainsi ? De cette manière, Hume non seulement ancre la connaissance dans la perception, mais, comme son prédécesseur Socrate, remet en question la certitude de ce que nous croyons savoir.
Le radicalisme empiriste de Hume bouleversa la philosophie — et peu de penseurs furent plus touchés qu’Emmanuel Kant, qui avoua que le scepticisme de Hume « l’éveilla de son sommeil dogmatique ». Kant reconnut lui aussi que la connaissance commence par l’expérience, mais argumenta qu’elle ne s’y limite pas. Dans sa Critique de la raison pure, il tenta de réconcilier rationalisme et empirisme en montrant que la connaissance naît de l’interaction entre les données sensibles (a posteriori — ce sur quoi il s’accordait avec Hume) et les structures innées de l’esprit humain (a priori — une position platonicienne) — telles que l’espace, le temps et la causalité. Nous n’absorbons pas simplement la réalité : nous la structurons activement. Pour Kant, cela signifie que, même si nous ne pouvons jamais accéder aux choses en elles-mêmes (das Ding an sich), nous pouvons comprendre le monde tel qu’il nous apparaît, filtré par les structures de notre perception.
Comme tous les exemples ci-dessus le montrent, la philosophie est intarissable et se remodèle activement avec les penseurs de son temps. Selon moi, elle est précisément inestimable pour cela. Contrairement aux autres sciences, elle n’offre aucunes vérités temporaires: elle choisit de ne pas en donner du tout. C’est une discipline pleines de contradictions, de dialogue, et qui nous pousse à un retour aux fondements de toutes sciences : la logique et l’intuition. Cet article vous a peut-être donné un aperçu de l’histoire de la philosophie, mais pour la comprendre véritablement, il faut s’y engager soi-même. Il faut devenir philosophe. Heureusement, ce titre est facile à obtenir : il suffit de penser par soi-même. Et c’est exactement ce que l’on attend de vous aux Olympiades de Philosophie. Cela peut sembler plus facile à dire qu’à faire. Alors, laissez-moi vous guider une dernière fois : ne perdez pas de temps et poursuivez votre lecture avec la deuxième partie de cet article. Là nous vous proposons de vous confronter à une activité des plus classiques aux Olympiades de Philosophie : une expérience de pensée (thought experiment).